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  • 8 avril 2011

    L’ouverture progressive de la boîte noire


    Source : Jean-Louis Serre, Génétique. 3ème édition. DUNOD, Paris, 2006. ISBN 2 10 050524 6. (Légèrement adapté par Dhia Bouktila).

    La pensée scientifique est causale et factorielle, elle part du principe que tout phénomène résulte de l’action d’un ensemble de causes ou facteurs constituants. Quand ils sont inconnus, ils constituent ce qu’on appelle une boîte noire. Le but de toute recherche est d’identifier chacune de ces causes (en génétique, les gènes) et d’élucider leurs mécanismes d’action dans la réalisation des phénomènes étudiés.
    Le principe expérimental consiste à perturber le phénomène étudié en touchant sa causalité, c'est-à-dire en modifiant le contenu de la boîte noire, afin qu’à des facteurs modifiés (en génétique, les allèles mutés des gènes) corresponde une variation observable de leurs effets (en génétique, variation phénotypique).
    Au commencement, avec Gregor Mendel, en 1865, la boîte est vraiment noire car les facteurs dont il a postulé l’existence n’avaient qu’une réalité théorique et abstraite. Ils constituaient un formalisme permettant de rendre compte des modalités statistiques de la transmission héréditaires des caractères morphologiques chez le pois.
    Au début du XXème siècle, Carl Correns, Hugo De Vries et Eric Von Tshermak « redécouvrent » les résultats de Mendel, puis les travaux de William Bateson, Wilheim Johanssen et Lucien Cuénot montrent que le mendélisme a une portée universelle puisque ses principes semblent s’appliquer au-delà du pois, à l’hérédité chez toutes les espèces végétales ou animales. Dès lors, la boîte noire est devenue une discipline, la Génétique, avec ses objets (les gènes, les allèles, les génotypes, etc…).
    Toutefois, cette génétique demeure aussi « formelle » puisque rien ne permet de préciser la nature des objets (les gènes ou les allèles), qui se trouvent dans la boîte noire, ni leur mode d’action dans le réalisation des phénotypes.
    La boîte noire de la Génétique va s’entrouvrir entre 1902 et 1922, avec l’établissement de la théorie chromosomique de l’hérédité. En montrant que les gènes postulés par la Génétique formelle sont portés par les chromosomes, les généticiens trouvent dans la ségrégation des chromosomes à la méiose, la formation de gamètes haploïdes et l’union aléatoire des gamètes à la fécondation, les mécanismes concrets, objectifs, cytologiques qui permettent d’expliquer les lois formelles du mendélisme.
    La théorie chromosomique de l’hérédité assoit donc définitivement la réalité des gènes en montrant que leur comportement résulte de celui des chromosomes où ils sont physiquement localisés. De plus, cette théorie permet d’expliquer la plupart des exceptions au mendélisme observées depuis le début du siècle, par l’introduction des concepts de liaison génétique, de recombinaison génétique par crossing over et d’hérédité liée au sexe.
    Mais la génétique chromosomique demeure toujours aussi formelle tant qu’elle rend compte du comportement des gènes dans la transmission des caractères qu’ils gouvernent d’une génération à l’autre, mais que le mode d’action de ces gènes demeure inconnu (par quel type de molécule s’exerce leur action dans la cellule ou l’organisme ?), ainsi que leur structure et leur fonctionnement à l’échelle moléculaire.
    Le choix des champignons comme matériel à étudier n’est pas un hasard, il allie la facilité de culture d’un microorganisme au nombre très important de cellules permettant de cribler efficacement des mutants, notamment des révertants qui permettront la mise en évidence des suppresseurs. L’analyse génétique chez les champignons ascomycètes présente une particularité, le maintien de quatre cellules issues de la méiose au sein d’une poche, l’asque, ce qui a permis par l’analyse de ces tétrades de confirmer les concepts de la théorie chromosomique de l’hérédité, puis d’introduire plus facilement l’analyse fonctionnelle des gènes et de leur régulation.
    Il faut attendre le milieu du XXème siècle, entre 1942 et 1950, pour que la boîte noire de la génétique s’ouvre enfin à la connaissance du mode d’action des gènes, quand la collaboration entre généticiens et biochimistes aboutit au dogme « un gène – une chaîne peptidique ».
    Dans la très grande majorité des cas, un gène étudié code pour une chaîne peptidique dont l’effet au sein de la cellule, le tissu ou l’organisme est impliqué dans un phénotype observé. C’est aussi à ce stade de la connaissance qu’il devient possible de comprendre le mode d’action des mutations : l’allèle muté (parce qu’il code une chaîne peptidique modifiée plus active, moins active, inactive ou absente) n’aura évidemment pas le même effet que l’allèle de référence, encore appelé « allèle sauvage ».
    La définition fonctionnelle du gène permet à la génétique de devenir un outil d’analyse d’une finesse et d’une précision extrêmes, grâce au « test de complémentation fonctionnelle », qui, utilisé comme test d’allélisme, permet expérimentalement de savoir si deux mutations gouvernant un même phénotype mutant sont alléliques (appartiennent au même gène) ou pas (appartiennent à des gènes différents).
    Parallèlement, à la même période, des années 1940 aux années 1960, les biologistes moléculaires établissent que l’information génétique est chimiquement écrite sur l’ADN. Ils mettent progressivement en lumière les modalités de la traduction des gènes en chaînes peptidiques ainsi que les modalités de régulation de l’expression des gènes dans l’espace et dans le temps. Dans les années 1970, on découvre l’organisation des gènes eucaryotes en exons et introns. Ainsi, en devenant moléculaire, la génétique ouvre enfin toute grande sa boîte noire.
    La cartographie des gènes a commencé au début du XXème siècle avec la théorie chromosomique de l’hérédité et l’étude de la liaison génétique associée à la définition d’une distance séparant les gènes liés. Grâce à la génétique moléculaire, depuis quelque temps, de nombreuses méthodes sont apparues, permettant d’établir des cartes plus fines, basées sur les marqueurs à ADN. Ces méthodes ont donné au contenu de la boîte noire une structure et une organisation de plus en plus précises.
    Il faut enfin rappeler que toute analyse génétique d’un caractère suppose d’avoir, au départ, des phénotypes distincts, résultant de génotypes distincts, donc d’une mutation de l’allèle de référence.
    Mendel et les premiers généticiens disposaient de variétés naturelles, c’est-à-dire de mutants établis par la nature, ou de mutants spontanément apparus dans les élevages ; puis les drosophilistes, les levuristes et les bactériophagistes ont défini des protocoles de mutagenèse et de sélection de mutants, parmi lesquels des mutants particuliers, les révertants, qui ont permis d’améliorer considérablement les analyses génétiques.
    Avec le génie génétique, les généticiens arrivent désormais à cibler la modification génétique d’un organisme en introduisant dans son génome un « transgène ». ce transgène peut être un gène modifié de la même espèce ce qui revient à fabriquer un mutant sur mesure (mutant ciblé), ou bien un gène venant d’une autre espèce ce qui confère alors à l’organisme génétiquement modifié (OGM) une propriété biologique jusque là absente de l’espèce. La fabrication d’organismes transgéniques ou OGM peut être d’une grande utilité, autant dans la recherche fondamentale que dans les applications industrielles, agronomiques ou écologiques.